ET SI TU N'EXISTAIS PAS...
Le collectif La Mobylette et Bruce Bégout
Vernissage mardi 9 novembre 2010 / Exposition du 9 novembre au 18 décembre 2010
Exposition 19, 76 et 89 cours de l'Argonne à Bordeaux.
Sur une proposition du collectif La Mobylette.
Avec les artistes du collectif La Mobylette :
Marie Baur, Sylvain Bourget, Benjamin Charles, Estelle Deschamp, Bertrand Dezoteux, Benjamin Dufour, Thibaut Espiau, Michel Gouéry, Bruno Petremann, Sylvain Sailly, nicolas Sassoon, Mathieu Simon, Jeanne Tzaut, Céline Vaché-Oliveri
Et le philosophe :
Bruce Bégout
L'exposition
Et si tu n'existais pas... prend son point de départ dans la fiction, plus précisément autour de l'uchronie. Quatorze artistes proposent différents récits alternatifs d'une situation existante ; le point de divergence peut se situer dans le domaine de la physique, de l'architecture, de l'ethnologie etc...
Depuis les années soixante et en réaction à la critique formaliste de Greenberg, la fiction a ressurgi dans le champ artistique. Ses formes occupent un vaste territoire : du département de la supercherie (Joan Foncuberta et son projet Karelia, Maurizio Cattelan) à la colonie fort peuplée de l'autofiction (Yves Klein, Gasiorowski, Sophie Calle, Nan Goldin...). Il semble opportun de remarquer aussi que, bien souvent, la fiction commerce avec le narratif. Néanmoins, un arpenteur curieux de cette contrée ne manquerait pas de remarquer qu'une île entière s'avère peu explorée et cartographiée, tout du moins dans le domaine des arts visuels. Il s'agit de la région de l'Uchronie, région baptisée par le philosophe Charles Renouvier en 1857 dans son livre "Uchronie : l'utopie dans l'histoire"3, mais découverte auparavant par plusieurs auteurs.
On appelle uchronie un récit se déroulant dans un univers dont les événements ont, à un moment donne, dévié par rapports à ceux que nous connaissons. Par exemple dans l'ouvrage cité précédemment, Renouvier imagine que le Christiannisme ne devient pas religion d'état sous Constantin mais se développe d'une façon plus douce chez les peuples barbares : l'histoire du monde occidental s'en trouve considérablement pacifiée.
Pour cette exposition le principe d'uchronie est l'occasion d'offrir une réflexion sur le sens de l'histoire (dans la double acception de direction et de signification) ou plus généralement d'une chaîne causale. En effet le point de divergence peut se situer dans un autre domaine que celui de l'histoire stricto sensu comme par exemple celui de la physique (quelle serait les caractéristiques d'un squelette de vertébré soumis à une pression atmosphérique plus forte), de la biologie (et si le gêne responsable du daltonisme était non récessif), de la sociologie (le concept d'asservissement d'un groupe par un autre n'aurait jamais existé, les grecs n'auraient pas eu d'esclaves et la philosophie ne serait pas apparue : ceux-ci ne pouvant se permettre la moindre oisiveté) et bien sûr dans celui de l'art en général (aussi bien du point de vue des diverses filiations que de celui de l'invention ou non de certaines techniques fondamentales.
Et si tu n'existais pas... se présente comme une collection de spéculations conditionnelles, embrassant ainsi un large champ de possibles.
Comme le disait Jœ Dassin "dis moi pourquoi j'existerais..."
UCHRONIQUES PAR BRUCE BÉGOUT
Explorations imaginaires des autres dimensions du temps et de l'histoire.
Rien n'est plus désespérant que la tentative de définition. Nous appelons Uchronie la possibilité imaginaire d'une autre histoire à partir de la déviation d'un événement dans le temps. Est uchronique un récit à base d'histoire qui en sape la continuité de faits avérés. L'uchronie instaure dans la chaîne des événements des décrochages violents qui instaurent d'autres histoires possibles. En un sens, elle consiste à raconter des histoires avec l'Histoire, à tisser différemment sa trame, à se rendre compte que tout aurait pu être autrement et se passer différemment. L'uchronie, c'est le jeu de la contingence, le flirt divertissant avec l'autrement. En modifiant un événement, on savoure les conséquences de ce qui ne s'est pas factuellement passé, mais qui est pour autant devenu possible. Le futur n'est pas le seul à être contingent. Le passé aussi aurait pu ne pas être tel qu'il a été. Tout dépend du point de divergence, une sorte de clinamen temporel où tout dévie et prend une autre trajectoire, entraînant d'autres conséquences à moyen et long terme.
Là où l'Utopie incarne une cité idéale dont la perfection contient la critique radicale des cités actuelles, l'Uchronie est exempte de tout projet réformateur. Si l'utopie est politique, l'uchronie est esthétique, pure jouissance désintéressée des histoires alternatives. En un sens, l'uchronie peut avoir un sens politique en montrant que le monde actuel n'est pas un statu quo, n'est pas confit dans l'évidence immuable du c'est comme ça. Elle permet de penser une alternative au présent en rétro-projetant le changement dans le passé, et ce afin sans doute de le rendre possible dans un futur proche. Mais cette veine politique se déguise dans les récits en apparence anecdotiques de petits événements perturbés, de distorsions temporelles à effet tragi-comique. Le jeu uchronique consiste à partir d'un événement donné, de le modifier dans le sens que l'on veut, quitte à le supprimer même, et d'imaginer ensuite, en reprenant le cours normal des choses, les conséquences qui s'ensuivent selon un enchaînement plausible. C'est un procédé scandaleux qui, à partir d'une distorsion minime, modifie l'ensemble du devenir historique. Par où l'on voit que tout se tient dans l'histoire, que tous les événements, même les plus minimes, se répondent et se fondent mutuellement. L'uchronie nous fait prendre conscience que notre histoire tient parfois à un petit caillou au fond d'une chaussure. Elle cherche à éviter la transformation naturelle de la contingence en nécessité, du devenir en destin. En somme, elle remet un espace de liberté là où est advenu ce qui ne devait pas forcément advenir. Elle contredit l'irréversibilité historique et ouvre ainsi un champ imaginaire qui nous montre à quel point tout cela ne tient qu'à un fil.
En un sens, l'uchronie nous désensorcelle de l'évidence du présent, du caractère allant de soi de l'actuel. Elle nous enseigne l'art de ne pas être résigné en sanctifiant ce qui est, en vénérant le statu quo. Et pourtant l'uchronie ne change rien à l'affaire, mais renonce elle aussi à envisager le futur comme le temps du changement. Il y a tapie au fond des uchronies une certaine résignation. C'est parce que l'on sait que le futur n'est plus synonyme de révolution et de progrès, de grand soir et de fin de l'histoire, bref d'une mutation bénéfique de l'état de choses immuablement injuste, que l'on rétro-projette cette possibilité de changement dans le seul et unique passé. Son attente fiévreuse de l'amélioration totale des conditions de vie est convertie en souvenir imaginaire d'une autre histoire prenant racine dans ce qui a été. D'une certaine façon, les uchronies prospèrent aux temps pessimistes du défaitisme. Les âges pleins de confiance en eux-mêmes figurent leur optimisme dans la forme triomphale de l'utopie, tandis que l'ère inquiète rêve uniquement à une transformation radicale de son être dans un passé révolu. Croire que cela aurait pu être tout autre, c'est s'interdire de penser que cela va effectivement l'être.